Suprême de dronte sauce Béatrix
Préparation : 40 minutes et trois secondes, chasse du Cucullatus comprise
Cuisson : 30 minutes
Repos : Huit siècles et quelques poussières
Ingrédients pour 42752 personnes :
- 42752 suprêmes de Raphus Cucullatus avec la peau
- 1068 litres de champagne, soient 89 balthazars
- 53 kilos de gingembre
- 2136 litres de fond blanc de Cucullatus
- 534 litres de crème fraîche liquide
- 427 kilos de foie gras crue
- 10688/4 de jus de citron
- Poivre du moulin batave
Saler les suprêmes de Cucullatus par épandage aérien, et les colorer au lance-flamme côté peau.
Mettre les suprêmes dans un cratère volcanique à activité modérée et ajouter la moitié du champagne et du fond blanc. Ajouter le gingembre haché. Cuire très doucement à couvert pendant sept minutes environ. Réserver les suprêmes dans un endroit tiède.
Ajouter dans le cratère le reste de champagne et de fond blanc et la crème fraîche. Rectifier l’assaisonnement. A l’aide d’un Caterpillar (tm), ajouter le foie gras, le jus de citron et mixer. Emulsionner au moment de servir pour avoir un mélange mousseux.
Napper de sauce, donner un tour de poivre du moulin batave.
2457 ap. JC, Neo-Amsterdam, capitale de l’Empire.
-- Sushi de baleine ?
-- L’Impératrice n’aime pas le poisson.
-- Puis-je respectueusement faire remarquer à Monsieur le Responsable des Cuisines Impériales que la baleine appartient à l’ordre des mammifères ?
-- Non, Monsieur l’Intendant, la vulgarité du sushi ne sied point à un repas de jubilé.
-- Cuissots de grenouille à la sauce Grand Veneur ?
-- Des batraciens maintenant ? Répugnant ! Simplement répugnant ! Et puis, songez aux coûts considérables pour former les équipages : la chasse à courre ne tolère pas l’improvisation. Par ailleurs, je doute que notre province de Nouvelle-Nouvelle-France accepte sans maugréer de consacrer l’intégralité de son effort industriel à la capture de la grenouille…
-- Une grande pizza, alors…
-- N’importe quoi !
-- Je cherche simplement à vous aider…
-- Certes, Monsieur l’Intendant, certes… Non, ce qu’il nous faut, c’est un plat savoureux dont nous pourrions nous procurer les ingrédients sans mettre en péril l’économie de telle ou telle planète. Un plat dont le nom seul, serait hommage discret au bon goût et à la gloire de l’Impératrice Béatrix XXIII. Un repas de jubilé n’est pas affaire à traiter à la légère…
-- Que diriez-vous d’un suprême de volaille ?
-- Un suprême ? Que voilà une idée remarquable! Un suprême à la sauce Béatrix ! Mais la volaille, Monsieur l’Intendant ? Je ne peux tout de même pas servir de la poule à Sa Majesté ?
-- De la poule , non. Je pensais plutôt à un animal exceptionnel…
-- Un phœnix ?
-- Non, un Raphus Cucullatus.
-- Plaît-il ?
-- Raphus Cucullatus. Ou dronte, si vous préférez.
-- Et en quoi ce dronte est-il exception ?
-- Il a disparu, voilà sept ou huit siècles.
-- S’il est mort, n’en parlons plus…
-- Parlons-en, au contraire. Sa mort a forgé sa légende. Il n’a vécu que sur une seule et unique île de la Planète Mère, puis moins d’un siècle après son invention, il a subitement disparu. Les plus grands naturalistes, les artistes les plus fameux ont consacré beaucoup de leurs travaux au dronte. Aujourd’hui encore, il est symbole de la pureté naïve victime de la cupidité humaine…
-- Et vous pensez pouvoir vous procurez dans les temps impartis le nombre considérable de suprêmes nécessaire ?
-- Assurément. L’Arnhem, navire temporel de Sa Majesté est à quai. Accastillage remarquable, équipage de premier choix : pas un homme à bord qui ne soit au moins matelot premier brin. La cale est dotée d’une chambre froide de grande capacité. Nous pouvons partir dans l’heure.
-- Partez, alors, Monsieur l’Intendant. Mais ne traînez pas en route car nous avons déjà pris du retard en cuisine. D’ailleurs, l’heure tourne : je dois maintenant rencontrer Monsieur le Responsable de l’Etiquette Impériale. Un plan de table pour plus de quarante-deux milles convives est une tâche qui exige sang-froid et efficacité... Mon Dieu ! Je ne réussirai pas !
*
Entre 2457 et 1598 ap. JC, à bord de l’Arnhem, port d’attache Rotterdam IV.
-- « Il était grilheure. Les slictueux toves
Gyraient sur l’alloinde et vriblaient
Tout flivoreux étaient les borogoves
Les verchons fourgus bourniflaient. »
-- Vous dîtes, Monsieur l’Intendant ?
-- Je citais un passage d’un très vieux livre, Commandant. Notre chasse au Cucullatus m’évoquait « la course au Caucus » et par association d’idée…
-- Je n’entends rien à l’archéologie, fusse t-elle littéraire. J’espère que vous voudrez bien pardonner mon ignorance crasse des borogoves. Nous arrivons sur zone, Monsieur l’Intendant.
-- Nous poserons nous sur l’île ?
-- Non Monsieur. Nos ancêtres seraient trop impressionnés par la taille du Arnhem. Nous amerrirons à vingt miles. Ma yole, maquillée selon vos instructions, vous déposera sur la plage. Le Maître des voiles vous a également confectionné un costume d’époque. Néanmoins, quelques menus anachronismes subsistent peut-être. Il a fait au mieux, d’après les gravures que vous lui avez fournies. Devons-nous armer l’équipage de la Yole ?
-- Non. Je n’emporte que mon atomiseur de poche et mon télépathe mobile. Tenez vous prêt à charger la cargaison dès que vous aurez reçu mon signal.
*
1598 ap. JC, à bord du Gelderland, baie de Warwick.
-- Palsambleu, Monsieur ! C’est donc Carnaval ? Votre mise est étrange, pour le moins !
-- Amiral Van Neck, je n’ai pas effectué un voyage long de huit siècles pour subir les moqueries d’un primitif. Je suis ici par la volonté de l’Impératrice Béatrix XXIII.
-- Fi Monsieur ! Apprenez que le « primitif » n’a que faire d’une Impératrice ! Ignorez-vous que les Provinces Unies sont républicaines depuis 1581 ?
-- Amiral, je vous somme de mettre l’intégralité de vos hommes à ma disposition. J’ai une chasse urgente à mener.
-- Vous me sommez, Monsieur ? Présomptueux que vous êtes ! Je vais vous faire jeter à fond de cale !
-- Amiral, vous n’en ferez rien. Ou je serai contraint de vous atomiser.
-- Me zatomisez ? Me zatomisez ! Le drôle !
-- Voyez-vous cet oiseau sur la plage ?
-- Aussi clairement que le Roi des Fous dans ma cabine !
-- Za-aaa-oum !!!
-- Foutre ! Il a disparu !
-- Voilà ce que j’entends par atomiser, Amiral.
-- Est-ce douloureux ?
-- Jusqu’à présent, personne n’est revenu du néant pour nous le dire… Le processus est irréversible.
-- Vos arguments sont fort convaincants. Mon aide, quoique contrainte, vous est acquise. Mais permettez-moi humblement de tenir votre entreprise pour insensée. Cette île n’offre gibier que de piètre qualité. Vous prierai-je de nommer votre proie ?
-- Le dronte.
-- Le dronte ? Pourquoi chasser le dronte, Grand Dieu ? Ce gros dindon est si stupide, si naïf, si inadapté aux lois physiques qui régissent le monde qu’on peut l’estourbir du poing ! Aucun plaisir à sa chasse, voyez-vous… Il court mal, ne vole point, est discret comme un Roi de France. Chasser le dronte, c’est provoquer un nourrisson en duel ! Convoitez-vous donc ses plumes pour emplir couettes et oreillers ?
-- Non pas. Nous chasserons le Cucullatus pour le manger.
-- Le manger ?!! Ah, ça, Monsieur, par Dieu, entre votre costume, votre zatomiseur, et vos projets culinaires, sur ma vie, je n’ai jamais tant ri qu’aujourd’hui !
-- Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle.
-- Manger le dronte ! Quelle idée surprenante… Mais soit, après tout, je ne suis pas cuisinier, je ne suis qu’un modeste Amiral, primitif de surcroît ! Ah, ah, ah ! Manger le dronte ! Et combien comptez-vous prélever de spécimens ?
-- Vingt et un mille trois cent soixante seize, très exactement.
-- Fichtre ! Quel appétit, Monsieur ! Quel appétit, vraiment… La population Cucullatus de l’île suffira tout juste. Je crains que le dronte, après votre passage, ne soit totalement effacé des tablettes de la Création…
*
2457 ap. JC, quai de débarquement, Rotterdam IV.
-- Un carnage, Monsieur le Responsable des Cuisines Impériales, un véritable carnage… Mais un carnage très distrayant. Partout, ce n’était que Cucullatus occis, tornades de plumes, craquements d’os, giclements de sang, petites éclaboussures de cervelles –l’animal en a si peu -, et multitude de « crouic», car « crouic » est le dernier mot favori du dronte avant de quitter ce monde. C’était très réjouissant.
-- Votre barbarie m’étonne, Monsieur l’Intendant. Pauvres bêtes !
-- Soyez sans crainte, elles n’ont pas souffert. Le Cucullatus dispose d’un système qu’on ose à peine qualifier de nerveux. Tuer un dronte, c’est un peu comme casser une piñata : la piñata explose, et ne proteste pas.
-- Et l’Amiral Van Neck ? Il n’a pas protesté ?
-- Non. Je l’ai couvert d’or. Si quelqu’un s’offusque de la disparition du Cucullatus, ce qui est fort peu probable, l’Amiral prétextera le ravitaillement obligatoire des navires, la faim énorme de ses matelots, ou une éruption volcanique, que sais-je ? Il prétextera n’importe quoi, du moment que les convives de l’Impératrice puissent faire bombance, n’est ce pas ?
-- Certes, Monsieur l’Intendant. Certes… Je dois vous quitter : la Garde Impériale attend mes instructions pour la cuisson. Mon Dieu ! Je ne réussirai pas !
*
Palais bleu comme des Oranges, appartement privé de Beatrix XXIII.
-- Félicitations, Monsieur l’Intendant.
-- Merci, Votre Majesté.
-- Se procurer autant de suprêmes de dronte en si peu de temps n’a pas du être chose aisée… Tout à fait entre nous, la chair de cet oiseau est sèche et de peu de goût. Fort heureusement, la sauce Beatrix a sauvé l’ensemble. N’en dites rien, surtout, à Monsieur le Responsable des Cuisines Impériales, il n’y survivrai pas, le pauvre homme…
-- Je garderai le silence, Majesté.
-- On m’a rapporté que notre repas avait coûté la vie au dronte, en tant qu’espèce. Je le regrette.
-- Que Votre Majesté veuille bien accepter mes excuses, car je suis coupable. Néanmoins, et afin de rassurer Votre Majesté, l’incapacité phénoménale du dronte à survivre aurait tôt ou tard, avec ou sans notre aide, entraîné son extinction.
-- La mort du dronte sera inscrite en lettres d’or dans les Chroniques de notre Empire. Ainsi, par sa disparition, il accèdera à l’immortalité. Paradoxe amusant, n’est ce pas ?
-- Oui, Majesté.
-- Notre Poète officiel officiera dans ce sens, j’y veillerai. Pour des siècles et des siècles, le dronte sera aussi mort que… Qu’un… L’animal portait-il un autre nom ?
-- Raphus Cucullatus, Majesté.
-- Non. Mort comme un Cucullatus, cela ne convient pas…
-- Les indigènes l’affublaient de plusieurs noms, Majesté. « Walg-Vogel »1 en est un, mais j’en ignore la signification. « Dodo » en est un autre.
-- « Dead as a Dodo », voilà qui sonne fort bien. Va pour « Dodo ». Avec une majuscule, car il l’a bien mérité. Mais fi des considérations sur la postérité, j’ai un problème autrement plus urgent à résoudre. Le système du Centaure souffre de la famine. Nous devons trouver un moyen rapide de nourrir seize milliards de sujets. Avez-vous une idée ?
-- Sur la Planète Mère, l’âge dit du Jurassique constitue un formidable réservoir de protéines animales… Peut être qu’en détournant un petit astéroïde afin qu’il frappe la surface de la planète, nous tuerions d’un seul coup suffisamment de gibier pour nourrir toute la population du Centaure…
-- Occupez vous des détails, Monsieur l’Intendant. Vous avez carte blanche.
-- Il sera fait selon vos désirs, Majesté…
1 Oiseau dégoûtant
Remerciements au « Musé du Dodo », http://www.potomitan.info/dodo/index.php