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La clé du sol

 

Avez-vous un instant songé à ce qu’il ressent, jeunes filles, lorsque vous dansez devant lui ?

Il semble ne pas pouvoir ressentir, tant il s’intègre parfaitement au paysage. Et pourtant :

A la vue de vos corps charmants, de vos poses langoureuses, le sang ne fait qu’un tour dans son cœur usé. Une nouvelle vigueur l’habite, je le sens renaître. Une renaissance pourtant amère de souvenirs enfouis, morceaux de papier au fond des tiroirs de la mémoire fermée à clé, de force.

Des souvenirs : une intrusion brutale du passé dans une rêverie douce. Il y a longtemps, des jeunes filles dansaient devant lui. Elles dessinaient sur une musique toujours plus rapide des rondes folles, endiablées, époustouflantes.

 

*

 

Partout dans le village on parlait du mariage d’Isabelle et  de François. Les épouses, pour l’occasion, rivalisaient de talents culinaires  et confectionnaient sans répit  d’immenses plateaux de charcuterie, tonneaux entiers de salades, longs rangs de gibiers et de volailles, océans de fromages, piles immenses de  galettes, amoncellements de gâteaux et autres pièces montées, constructions de sucrerie , bref, de tout ce qui contribuait au bonheur des palais.

Les hommes discutaient des aspects financiers de l’affaire, les jeunes coqs lissaient leurs plumes en se livrant aux pronostics les plus imaginatifs quant aux probabilités de telle et tel de finir la nuit, protégés des regards indiscrets par des broussailles complices. Tout le village était bien sûr convié aux noces.

Dans la matinée, des tentes furent dressées dans la prairie voisine. Les aptitudes de chacun au tiré de corde ainsi que la résistance au vin furent mesurées et appréciées à leur juste valeur.

Les serveuses furent quelque peu chahutées, les plus opulentes surtout, tant une croupe généreuse attire plus promptement la main d’un honnête homme que des fesses malingres.

Dans une ambiance bon enfant, on se racontait les derniers commérages, sans y prêter plus d’importance que nécessaire, le jeu des ragots consistant à demeurer entre les limites impolies du désintérêt total et de l’attention rapace.

Après la cérémonie du mariage, les invités s’installèrent aux tables, on mit en perce les premiers tonneaux, on discuta bien sûr du nouvel attelage du Maire, et quelques contrats furent conclus une main sur le cœur, l’autre les doigts croisés derrière le dos, avec le jet de salive qui sied à toute opération commerciale : bien des années plus tard, on se souviendrait encore du cheval ou de la vache acheté le jour du mariage.

Les musiciens prirent place sur l’estrade dressée à leur intention, les jeunes mariés ouvrirent le bal, et les festivités débutèrent.

Beaucoup demeurèrent assis, cherchant désespérément à produire un mot aimable pour leur voisin malgré les premiers effets du vin décuplés par la chaleur oppressante de ce mois de juillet.

 

*

 

L’après-midi s’évanouit en un clin d’œil, au rythme enjoué des valses et des musiques traditionnelles. Quand le soleil se coucha, ces Messieurs-Dames s’assoupirent dans leur assiette et les vieux regagnèrent leur demeure.

Seule la jeunesse restait vaillante car les amours n’avaient pas encore été avouées, les discours enflammés tournaient encore dans les têtes et n’osaient pas franchir la bouche. Aussi, pour faciliter le cours naturel des jeux de l’amour, elle s’isola du reste de la fête, réquisitionna un jeune musicien et sa vielle pour entrainer les âmes et les corps dans des rondes propices au rapprochement.

Des rondes d’abord lentes, où les jeunes  filles tournaient autour des garçons, où chacune pensait à chacun et le fixait avec des yeux enjôleurs, les pupilles brulantes, parfois à demi-masquées par de longs cils accrocheurs.

Il était là au milieu des garçons, vigoureux, éclatant de santé, dominant la ronde de sa taille imposante.

Le musicien, emporté par la fièvre à la vue des jeunes filles, imprimait une rotation toujours plus rapide à la manivelle de son instrument. Les rondes implosèrent. Ce fut un tourbillon de jeunes gens se trouvant enfin, s’embrassant, se roulant dans l’herbe en riant.

Il était immobile, captivée par CETTE jeune fille qui tournait parmi les couples, offrant son sourire à qui le désirait, comme un discret cadeau, une douce approbation. Elle s’approcha de lui, avec deux de ses compagnes. Leurs yeux flamboyaient de désir.

 

*

 

Et celle-ci le caresse, et celle-là l’embrasse, et elle, l’enfourche, se love sur lui, se love en lui. Elle l’emprisonne de ses jambes fuselées. Des frissons parcourent son échine, elle le griffe, explore son corps, s’y promène tandis  que des rayons de lune se perdent dans ses cheveux.

Elle l’enveloppe de ses voiles diaphanes, l’emporte dans un voyage fabuleux vers un monde magique. Dans l’étreinte, elle se blesse, une goutte de sang perle à la point de son omoplate.

Assise sur lui, cambrée, elle s’extasie…

S’EXTASIAIT : rendez-vous compte, jeunes filles, de ce que vous lui faîtes ? Vous réveillez les vieilles douleurs, vous l’obligez à revoir ses amours oubliées. Vous le replongez en plein printemps, alors qu’il approche l’hiver de sa vie.

Revoir CETTE jeune fille.

 

*

 

Il reste dans la prairie, revivant cent fois l’étreinte. Il la revit : à chaque fête de village, elle était là, tantôt distante, paraissant ignorer sa présence, tantôt douce et attentionnée, le caressant de ses jeunes mains, ou assise à ses pieds. Elle ne lui appartenait jamais, se donnant à lui quand bon lui semblait. Il l’attendait parfois longtemps, jour et nuit, probablement affolé à  l’idée qu’elle ne reviendrait plus.

 

*

 

Et une nuit, elle lui apparut, seule. Elle le contempla longuement, puis le défia de rester immobile. Elle ôta l’agrafe de sa robe qui tomba dans un flottement soyeux, révélant son extraordinaire nudité, la pâleur de sa peau sur laquelle contrastaient les grains de beauté. Cette symphonie de courbes gommait toutes les laideurs du monde, ne laissant qu’une émotion poignante, l’émotion éprouvée par tout être lorsqu’on lui donne à admirer la beauté, la finesse, la richesse d’un corps, les détails qui se perdent dans les ombres mystérieuses, les petites imperfections devenant autant de joyaux rehaussant la parure.

Elle était nue, dos à la lune, perdue dans ses pensées et ses émotions contradictoires.

Elle s’approcha enfin, percevant dans chaque goutte de son sang la vigueur et la fraicheur de la nature nocturne. Elle se frotta lentement contre lui, l’entourant de ses bras dans un corps-à-corps dangereux.

Puis elle s’allongea sur le sol et s’absorba dans le spectacle des nuages et du ciel.

L’horizon, bouché par l’orée de la forêt, laissant deviner un bleu très sombre virant presque violet aux alentours de la lune, esquissant ainsi une auréole à l’astre nocturne.

La prairie s’agitait de verts sombres et offrait à l’œil sinistre du ciel une fresque sans cesse renouvelée.

Les feuilles bruissaient, agitées par le vent, murmuraient mille chants, contes, histoires ou confidences. Et ces bouches indiscrètes révélaient des merveilles ou des drames, l’histoire cruelle de la nature et de l’amour. Elles pleuraient l’eau qui les avait irriguées, dansaient sur leur tige, puis se cassaient, s’abandonnant aux souffles qui les emportaient vers le néant.

Les géants de la forêt perdaient ainsi leur chevelure et de leur superbe sous la caresse pataude des courants d’air. Certains portaient des membres blessés, rongés par la mousse, creusés par la pluie, pourrissant lentement.

Le brame d’un dix-cors transperça le semi-silence de la nuit, longue plainte évoquant la douleur de la chasse, ou l’irrésistible appel à la reproduction.

Elle se donna à la nature toute entière et personne n’assista à la divine scène. Nul témoin, sauf lui.

 

*

 

Le vent enfla au point d’emporter les branches mortes. Seule la robe resta clouée au sol.

Des coups de semonce annonciateurs déchirèrent la nuit. Un éclair se refléta dans ses yeux sombres, révélant des pupilles inquiétantes et sauvages.

Elle ne s’appartenait plus. L’orage l’emportait dans une fièvre primitive, dans une danse incontrôlée. Une danse impudique, arythmique, dont le spas semblaient dictés par les feuilles tourbillonnant autour de ses chevilles…

Une ronde solitaire accentuant chaque courbe de son corps, découvrant le moindre détail de sa chair, l’espace d’un instant. Un appel impérieux à l’amour et au plaisir, ventre rond, tentateur, odeurs enivrantes de femme, paysages incompréhensibles, elle dansait pour elle seule, juste pour sentir son corps, chaque muscle, chaque tension interne, chaque contact de l’herbe, du vent, et de la pluie avec la peau.

 

*

 

Elle s’empare de la lame qui maintenait la robe au sol, le tissu s’abandonne au vent.

Il reste immobile, insensible aux excisions qu’elle lui pratique sur la peau. Peu à peu, un dessin prend forme puis nait dans un dernier éclair métallique : les Gémeaux.

 

*

 

Il les porte encore.

Jeunes filles, à travers vous, il la revoit, et il revoit tous les visages qu’il a découvert au hasard des promenades, les visages d’enfant, les visages adorés, détestés, les traits s’embrouillent, composent un être dont la face est en perpétuel mouvement, une multitude d’images, portraits déformés par la méchanceté, la haine, la colère rentrée ou la colère feinte, l’orgueil, l’émotion, la passion, tous les instants qui font la vie, toute une vie, toute sa vie : des particules d’existence qui l’amènent à destination : le seuil de la mort.

 

*

 

Elle partit. Pour ne plus jamais revenir. Laissant juste une trace gravée sur la peau. Et une plaie béante au cœur.

 

*

 

Très bientôt, jeunes filles, vous danserez, vous tournerez encore dans des rondes effrénées, vos rires aigus s’envoleront dans l’air printanier, et vos formes voluptueuses derrière vos voiles vaporeux l’émerveilleront encore une fois. Ses feuilles tomberont, sa sève s’évanouira.

Quand il sera sec et tout ridé, l’une d’entre vous se promènera sur l’une de ses branches, pour l’emprisonner de ses jambes fuselées. Et la branche cassera.

 

Janvier 1990, Maisons-Laffitte